Issu de la lignée millénaire de Rurik, fondateur de l’Etat russe, et de Saint Vladimir qui baptisa la Russie à Kiev en 988, le prince Ivan Sergeevitch Gagarine (1814-1882) eut un destin hors du commun.
Grâce à sa famille et à son métier de diplomate, il voyage en Europe, parle et écrit en français ; il fréquente Schelling et Tchaadaev ; dans l’atmosphère romantique du moment, il se rêve poète, mais l’histoire des idées et l’observation politique l’attirent davantage. Le développement singulier de la Russie l’amène à de profondes réflexions sur l’histoire de son pays. La quête qu’il mène en étudiant les pays qu’il visite, Angleterre, France, Bavière, Prusse, Hollande, le conduit à constater que ces nations ont en commun leur développement historique au contact du catholicisme. Même séparés de Rome, l’empreinte est ineffaçable. Alors que la religion l’indiffère et qu’il se décrit comme athée, après des années de réflexion et bien des hésitations, le prince Gagarine décide, en 1842, de devenir catholique et de se consacrer à Dieu dans la Compagnie de Jésus pour travailler à la réunion de l’Église d’Orient et de l’Église latine.
Il lui faut cependant compter avec la loi russe pour qui le domaine religieux et le domaine politique sont indissociables : une conversion au catholicisme est considérée, pour un sujet russe, comme une trahison et de lourdes peines lui sont applicables. Afin d’éviter cette accusation, le diplomate donne sa démission : il espère ainsi faire de sa conversion une affaire privée. Mais c’est compter sans la dénonciation et les calomnies de son beau-frère qui voit là l’occasion rêvée de capter l’héritage considérable des Gagarine. Le drame affecte au plus haut point les parents : la séparation, qu’ils considéraient comme provisoire, devient définitive. Ivan Gagarine n’aura pas l’autorisation de revenir en Russie et quand, en 1856, un simulacre de permission aura été donné, le vieux prince Serge subira d’énormes pressions pour renoncer à revoir son fils.
Ivan Gagarine, en religion Jean-Xavier, parcourt les longues étapes qui le mènent de l’état de novice, en 1843, à la prêtrise en 1848 et à ses derniers vœux au Liban, en 1864. A côté des études de philosophie et de théologie, des travaux de mission traditionnels dans les hôpitaux et les prisons, le P. Gagarine révèle son caractère entreprenant : il organise une œuvre pour les jeunes apprentis ; en 1855, il fonde l’Œuvre de St Cyrille et St Méthode, plus connue comme le cadre de la Bibliothèque Slave, prodigieuse collection d’ouvrages initiée par Gagarine dès son entrée dans les ordres ; la Bibliothèque Slave a connu de nombreux déménagements et elle est déposée actuellement à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon ; en 1856, il fonde la revue Études de théologie, de philosophie et d’histoire, qui paraît jusqu’à ce jour sous le titre d’Etudes ; en 1862, il édite Œuvres choisies de Pierre Tchaadaev, en hommage au penseur moscovite qui lui a ouvert les yeux sur la place du catholicisme dans le développement social et culturel des nations. Rappelons que Gagarine, jeune diplomate à Munich, avait su estimer le talent poétique de son collègue Tiouttchev et avait confié ses poèmes à Pouchkine qui les a édités en 1836.
L’énergie du P. Gagarine est considérable. Il écrit de nombreux articles d’une grande érudition qui soulignent que l’Eglise orthodoxe et l’Eglise catholique sont dogmatiquement sœurs et à quel point la soumission de l’Eglise orthodoxe au gouvernement impérial est dommageable pour la Russie et l’Eglise. En 1856, il publie La Russie sera-t-elle catholique ? ouvrage qui connaît plusieurs traductions, en russe, en allemand et en espagnol.
La controverse est dans l’esprit du siècle, et le style du P. Gagarine est souvent percutant ; mais sa conviction est que l’enseignement de la théologie en Russie est déficient et souffre des emprunts faits à l’école protestante et allemande et il cite souvent dans ses articles les sources grecques ou latines, montrant par là qu’il ne cherche pas la soumission de son lecteur, mais son jugement éclairé.
En 1856, il participe à la fondation de l’Œuvre des Ecoles d’Orient ; c’est lui qui introduit dans le comité fondateur le futur cardinal Lavigerie. Ce dernier, dans la Lettre à E. Beluze, éditée en 1885, se souvient de cette rencontre : « Le lendemain, le P. Gagarin venait me prendre dans le petit appartement que j’occupais rue du Regard. (…) Il me conduisit comme un triomphateur mène son captif, mais moi, captif volontaire, (…) rue de l’Université, au Dépôt des cartes et Plans de la Marine, où le Conseil laïque se trouvait réuni sous la présidence de l’excellent amiral Mathieu (…). Le Père ne me laissa pas le temps de parler. Il expliqua que c’était chose faite et je n’eus qu’à recevoir les remerciements du Conseil. (…) En sortant, le P. Gagarin me regarda avec un franc rire : « Vous voilà à l’eau, mon cher abbé, me dit-il, maintenant, il faut nager ! »
Une dernière épreuve personnelle l’atteindra à la fin de son séjour au Liban, quand la presse russe l’accusera d’avoir été, en 1837, l’auteur des lettres anonymes qui ont poussé Pouchkine au duel et d’avoir ainsi été à l’origine de sa mort. Cette accusation, permise par la censure officielle de la presse, ne présentait aucune preuve convaincante. Le P. Gagarine, interdit de séjour en Russie, ne pouvait se défendre à armes égales. Cette calomnie a été reprise maintes fois et a duré presque jusqu’à la fin du XXe siècle. C’est le mérite d’une historienne polonaise, Wiktoria Sliwowska, d’avoir montré en 1968 l’inanité d’une pareille accusation. Toutefois, cette calomnie fera souffrir le P. Gagarine qui avait pour Pouchkine amitié et admiration.
Homme de contact, il avait conservé de ses années de jeunesse de nombreuses relations dans la société allemande, russe et française. Son abondante correspondance témoigne de la fidélité de ses amitiés.
Passionné de l’unité de l’Eglise dans une France qui se remet des bouleversements politiques, son dessein est souvent incompris : l’Église, en France, cherche à retrouver une place dans la société, elle cherche aussi à tirer les leçons du passé et à tracer une nouvelle voie vers un catholicisme social. Le caractère impétueux d’Ivan Gagarine ne facilite pas toujours ses relations avec ses collaborateurs ou ses supérieurs, mais le P. de Roothaan, puis le P. Beckx, qui étaient les Pères Généraux de la Compagnie pendant les années de la vie religieuse de Gagarine, ont toujours tenu en haute estime les capacités du jésuite russe et approuvé son dévouement à l’œuvre de réconciliation des Eglises. Les lois anti-congrégationnistes de 1880 forcent les jésuites à l’exil ; après un séjour à Lausanne, protégé par un passeport russe mentionnant « sans droit de retour », le P. Gagarine trouve refuge, avec sa bibliothèque, dans un entresol de la rue de Rivoli prêté par un ami. C’est là qu’il meurt le 17 juillet 1882.
Le souvenir pieux qui a été imprimé à sa mort résume les grandes lignes de sa vie :
« Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et viens en la terre que je te montrerai » (Gen. XII, v. 1).
« Tous ces saints sont morts dans la foi sans avoir reçu l’effet des promesses que Dieu leur avait faites ; mais les voyant et comme les saluant de loin, et confessant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. Les hommes qui parlent ainsi font bien voir qu’ils cherchent leur patrie : non point leur patrie terrestre ; car s’ils avaient eu dans l’esprit celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu certainement assez de temps pour y retourner. Mais ils en désiraient une meilleure, qui est le ciel » (Hébreux, XI, 13-16).